Cette année, le Père Noël avait une barbe rousse, il a fait ses comptes, et ses comptes étaient bons. Récit inspiré de faits réels.
Après des mois de gris, un grand bleu que la proximité du soleil, en cette veille froide de Noël, fait pâlir, a gagné le ciel de Paris. A Glacière, sur le quai de la station de métro où attendent, désœuvrés, de rares voyageurs, tout en rouge, habillé d’un anorak trop léger pour la saison et d’un pantalon défraichit, la barbe rousse dépassant du masque noir qu’il porte sagement sur le nez et la bouche, un homme, il est encore jeune, est paisiblement assis sur un des sièges aussi raides que durs à disposition. Non loin de lui, debout, une femme aux cheveux poivre et sel, emmitouflée dans une immense écharpe mousseuse qui lui cache la moitié du visage, les mains perdues dans des gants fourrés, serre contre elle un sac rempli de menus achats.

Quand le métro entre en gare dans un bruit furtif d’atterrissage, l’homme se lève. Il monte au milieu du wagon de queue. La femme qui l’a devancé, jette un regard autour d’elle : un homme est perdu dans la lecture d’un journal, une femme aux cheveux bruns bouclés lui tourne le dos, une autre très blonde, très droite, portant un manteau de laine bleue marine, semble aux aguets. En tout, il n’y a pas plus de dix personnes. Elle s’assied sur un strapontin et jette de petits regards fuyants en direction de l’homme en rouge. Dans le claquement métallique de la fermeture des portes, elle le jauge, le juge, un pauvre homme, avant de tourner résolument son regard dehors. Le métro est aérien et, ces jours-ci particulièrement, elle prend plaisir à semer ses soucis le long des immeubles, des arbres, des carrefours, des voitures qui défilent de l’autre côté de la vitre. Lui reste debout et appuie son dos contre les portes fermées qui donnent sur la voie. Lorsque le métro repart, elle resserre sur elle son écharpe, elle est seule, elle a froid aux pieds, elle a froid partout.
L’homme se met à baragouiner derrière son masque des phrases longues que personne n’entend et que tout le monde ignore. La femme soupire intérieurement. Les mendiants dans le métro sont légion, leurs sollicitations perpétuelles lui pèsent et suscitent en elle des sentiments contradictoires de compassion, de culpabilité, elle donne peu, de lassitude et d’agacement. Elle aimerait pouvoir voyager sans que la misère des autres ne s’abatte inexorablement sur elle. Elle fixe avec plus d’attention encore les immenses peintures qui tatouent les façades borgnes le long de la ligne : deux hommes se croisent en jaquette XIXe, une femme au visage d’ange baignée d’orange et de violet porte au cou un collier de têtes de mort. Ça l’intrigue ça, la beauté et la mort. Mais elle n’a pas le temps de s’attarder, entre les deux stations, l’homme, qui a dû terminer son laïus, se met à chanter.

« Au village, sans prétention, j’ai mauvaise réputation
Que je me démène ou que je reste coi, je passe pour un je-ne-sais-quoi (…) »
La voix de basse est forte, claire, précise, le timbre limpide, la diction impeccable et la mélodie s’écoule, extrêmement juste, se défiant avec facilité et maitrise de tous les pièges. Le chanteur, débonnaire, force l’attention et très vite l’admiration.
« Je ne fais pourtant de tort à personne, en suivant mon ch’min de petit bonhomme
Mais les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux (…) »
Il chante a cappella, traine un peu sur le rythme pour mieux confier les mots. Dans le wagon, rien ne bouge, les passagers semblent indifférents si ce n’est la femme au manteau bleu marine qui se crispe un peu plus.
A la station Corvisart, personne ne monte, personne ne descend. L’homme en rouge, imperturbable, pousse sa chansonnette.
« Non, les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux
Tout le monde médit de moi »
Il s’arrête, suivant scrupuleusement la partition, l’a-t-il seulement eue entre les mains, et reprend : « Sauf les muets, ça va de soi », avant d’enchainer le couplet suivant. La femme desserre son écharpe, défait ses gants et les fourre dans son sac. Elle a l’impression que Brassens[1] lui-même se mêle à la scène, qu’il a pris une guitare muette pour soutenir le chanteur.
« (…) Pas besoin d’être Jérémie pour d’viner l’ sort qui m’est promis (…) »
A la fin du troisième couplet, l’homme en rouge s’arrête et passe entre les banquettes, tendant ce qui ressemble à un pot de yaourt vide. Contre toute attente, plusieurs voyageurs, qui semblaient statufiés, s’animent. L’homme au journal fouille dans sa besace, la main de la dame aux boucles brunes s’avance vers la sébile. Au-dessus des masques, les yeux semblent rire tandis que la dame blonde, l’air réprobateur, se fige.
Avant de descendre à Quai de la gare, le chanteur passe devant le strapontin. A son tour, comme attendrie, la femme lui tend une pièce de petite monnaie. Les pans de son écharpe sont défaits, elle a entrouvert son manteau. Amusée, elle surprend le regard étonné du mendiant qui jette un coup d’œil rapide sur le contenu de sa quête : la manche a été bonne, très bonne. Il descend, encore émerveillé, remonte la rame et grimpe dans le wagon suivant. Ce soir, avec sa fiancée d’infortune, ils pourront peut-être, eux aussi, fêter un peu Noël.
Déjà le métro, indifférent aux joies qui se trament, s’enfonce dans un tunnel. La femme, absente, continue de fixer l’horizon dans le noir. Elle sourit.

[1] Georges Brassens (1921-1981), auteur, compositeur, interprète de la chanson La mauvaise réputation.
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bon conte pour ce jour de Noël
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Merci et profite de ces instants magiques
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