Premier épisode
- J’insiste Rochebrune.
- C’est inutile, ma décision est prise.
Saint-Germain fait nerveusement claquer ses bottes sur le marbre de la salle de garde. Rochebrune, assis dans un fauteuil en bois sculpté, le regard lointain, caresse de ses doigts fins le pistolet posé sur la table en chêne.
- Avez-vous donc un tel désir de mourir ?
- Non.
Il se lève sans précipitation, reboutonne son gilet, réajuste sa jaquette.
- Villeneuve est en route. Plaise à Dieu que je ne meure pas.
En trois pas, Saint-Germain le rejoint et lui saisit le bras.
- Villeneuve est coutumier des duels. Qu’il soit encore en vie en dit assez de son habilité. Vous imaginez le défaire ?
Il ajoute impatienté :
- Peut-on au moins connaître le sens d’une telle excentricité ?
Rochebrune hésite.
- Des illusions perdues. De celles qui laissent un goût de sang dans la bouche et se transforment au fil du temps en amertume.
Saint-Germain le dévisage longuement. Il lit dans le regard vif de Rochebrune une détermination peu commune et un sombre voile d’angoisse, inconnu chez cet homme au naturel débonnaire, qui achève de l’inquiéter.
- Vous êtes sibyllin mon ami. Devrais-je vous laisser partir sans savoir ?
- Si je mourais, une lettre vous attendrait chez mon notaire. Vous saurez tout.
- Et si vous ne mourrez pas, je ne saurais rien. Du reste, si vous demeurez en vie que m’importe. Comment à trente ans d’amitié n’ai-je pas soupçonné que vous cachiez un secret ?
- Il a dû murir à votre ombre.
Rochebrune prend le pistolet, se dirige vers la porte, saisit sa pelisse. Le tintement de la sonnette retentit. Il se tourne vers Saint-Germain.
- A Dieu mon ami.
Deuxième épisode

Firmin fut le premier à entendre le bruit des sabots résonner sur les pavés du pont. Il réajusta sa livrée rayée de jaune et de vert et il se dirigea vers le vestibule. Quand il ouvrit la porte, Rochebrune descendait de son cheval dont les naseaux fumaient excessivement comme si, poussé à bout, il avait traversé l’enfer. Le palefrenier saisit la bride et Rochebrune gravit les marches deux par deux, à la hâte, d’une façon tout à fait inhabituelle. En entrant, il remit à Firmin son haut de forme et ses gants qu’il retira fébrilement. En prenant son manteau, le domestique n’osa pas lui demander si tout s’était passé conformément à ses attentes, le maître affichait un regard noir.
De la bibliothèque, Saint Germain sortit dans le couloir. Rochebrune en fut agacé. Il voulait être seul et la présence de son ami l’importunait. Il le rejoignit cependant.
- Dieu soit loué, vous êtes en vie !
Rochebrune grogna et se dirigea vers la fenêtre. Dehors le fleuve charriait des torrents violents et les berges étaient déjà submergées. Une pluie fine s’était mise à tomber.
- Qu’est devenu Villeneuve ? Mort ?
Comme s’arrachant à des pensées tortueuses, Rochebrune prit le temps de se retourner et alla s’installer sur la bergère. Il se tenait les mains. Elles tremblaient. Il cherchait visiblement à se dominer.
- Pas encore. Probablement mortellement touché. J’ai voulu le secourir, mes témoins m’en ont empêché.
Saint-Germain s’était assis sur le bord du canapé.
- Expliquerez-vous à la fin ?
- J’ai tiré, il s’est effondré. Que voulez-vous que je vous dise ?
- Je ne vous savais pas si bon tireur.
- Villeneuve ne s’est pas défendu.
Il se leva et sonna l’office. Firmin apparut rapidement.
- Firmin, allez dans mon atelier. Vous trouverez sur la table un sachet de plantes. Faites-le porter à Villeneuve. Elles devraient aider à nettoyer puis à cicatriser les plaies. Qu’il suive précisément les indications que j’ai mentionnées. Je ne peux rien de plus.
Firmin acquiesça et sortit. Saint-Germain se mis à rire nerveusement.
- Cessez mon ami je vous prie.
Saint-Germain le regarda abasourdi. Il hésitait entre ironie et admiration.
- Vous conduisez votre ennemi aux portes de la mort, mais l’herboriste en vous ne peut se résoudre à le laisser mourir. Enfin, vous avez vos raisons.
Il ajouta :
- Me les révèlerez-vous un jour ?
Rochebrune s’était rassis et regardait de nouveau ses mains qu’il avait longue et fermes. D’une voix atone, comme pour lui-même, il dit :
- Edmée n’est pas morte.
Saint-Germain sursauta :
- Votre femme ? Vous l’avez enterrée il y a plus de dix ans !
Rochebrune releva la tête et son regard se fit perçant :
- Elle n’est pas morte. La nuit où son cercueil a été rapporté ici, je n’ai pas pu me résoudre à la laisser partir sans revoir son visage, bien que Villeneuve m’ait découragé de le faire, elle avait été défigurée au cours de l’accident qui l’avait emportée. Lui-même n’avait pas eu ce courage. Peut-être voulait-il éviter que je fasse ce que j’ai de toutes façons fait ?
Il reprit sa respiration :
- Quand j’ai soulevé le couvercle, je n’ai trouvé en lieu et place de ma chère épouse, que chiffons et cailloux. Le choc fut encore plus terrible que celui qui m’avait appris sa mort. Je me suis remis à parcourir les routes à la recherche de plantes médicinales. La vraie raison était que je remuais chaque millimètre de terre pour la retrouver. J’ai acquis la certitude que Villeneuve sait quelque chose qu’il refuse de me révéler. Nous nous sommes violemment opposés ces jours derniers. Désepéré, outragé, je l’ai provoqué en duel. Je crains qu’il n’emporte son secret dans la tombe.
Troisième épisode

La pluie avait cessé au début de l’après-midi laissant la place à un soleil incertain qui peinait à réchauffer la terre. Après le départ de son ami, Rochebrune, qui frissonnait de froid et d’inquiétude, avait essayé de s’intéresser à ses affaires, mais le souvenir du duel, l’image de Villeneuve touché, la chemise ensanglantée, l’empêchaient de se concentrer.
La nuit commençait à obscurcir le ciel, le soleil offrait au fleuve ses derniers rayons d’or quand Rochebrune sortit et se dirigea vers son atelier. Il pensait trouver dans le soin des plantes qu’il cultivait dans la serre attenante, le début d’une sérénité. Marchant dans l’allée, il sursautait au crissement de ses propres pas sur le gravier. Il essayait de se raisonner mais son cœur lui renvoyait sans cesse les images du petit matin et il voyait, en même temps, s’éteindre l’espoir de revoir Edmée.
Il avait à peine poussé la porte de l’atelier qu’un bruit léger le fit se retourner. Sortant de derrière un buisson, une ombre imperceptible se glissa jusqu’à lui. Retrouvant brusquement son sang-froid, Rochebrune ferma la porte derrière son visiteur lui interdisant toute retraite. C’était un enfant. Un de ces enfants qui courent les rues, invisible, crasseux, chapardeur, s’offrant pour maints services des plus nobles aux plus vils en échange d’une misérable piécette. Il ne devait pas avoir plus de 10 ans. La casquette vissée sur la tête, l’œil buté, il tendit une lettre à Rochebrune, une enveloppe blanche dont ce dernier reconnut immédiatement le sceau. Rochebrune fouilla fébrilement dans la poche de sa jaquette, en tira quelques pièces qu’il tendit au gamin, mit un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence et ouvrit la porte. L’enfant fit un signe approbateur de la tête. La précaution était inutile, nul doute que la même consigne lui avait été adressée par le commanditaire. L’enfant prit la pièce et disparut. Rochebrune essaya de deviner son ombre à travers le jardin mais il perdit vite sa trace. Ayant pris soin de vérifier que nulle âme n’errait alentours, il ferma de nouveau la porte avec précaution.
S’avançant dans la pièce, il s’assit à moitié sur le canapé en osier couvert de coussins aux dessins chamarrés, des tissus qu’il avait rapportés de son voyage autour de la Méditerranée, et de confortables couvertures. Le corps basculé en avant, les coudes sur ses genoux, le cœur battant, il déplia la lettre.
J’ai tout fait pour nous éviter ce duel, je ne pouvais que me taire.
Cher Monsieur,
Puisque je meurs, je vous dois la vérité sur votre épouse. Vous doutez qu’elle soit morte, vous avez raison. Edmée vit.
Comme vous le savez, à la mort du Conte qui n’avait laissé qu’un château en piètre état et fort peu de biens, j’ai fait mon possible pour permettre à Edmée, désormais orpheline, de vivre le plus paisiblement possible. Je crois y être arrivée. J’étais entré deux ans auparavant au Chatelet où j’étais au service de l’inspecteur général. En rentant le soir dans l’hôtel de Combais où nous habitions, je lui racontais parfois l’une ou l’autre affaire en cours. Elle s’y intéressait énormément, plus curieuse qu’inquiète de mon sort. Deux ou trois fois, j’ai eu la faiblesse de lui permettre de me servir d’intermédiaire. Je pensais qu’il s’agissait d’affaires de peu d’importance. Quand vous l’avez épousée, il n’a bien entendu plus été question de l’associer de près ou de loin à mes activités.
Seulement, il y a dix ans, un agent que je croyais insignifiant l’a reconnue et mise en danger. J’ai dû agir vite, très vite. Il fallait la protéger et je n’ai eu d’autre recours que de simuler cet accident terrible. Tous y ont cru. Sauf vous-même, je m’en suis rapidement rendu compte. Par chance, vous êtes d’un tempérament discret. Je pensais qu’une fois l’affaire classée, rapidement classée, je pourrais vous rendre Edmée. Mais les jours, les mois, les années ont passé. L’enquête qui met en cause des proches du pouvoir n’est toujours pas close. Il nous faut découvrir l’intermédiaire de cette crapuleuse histoire.
J’ai tout fait pour nous éviter ce duel, je ne pouvais que me taire. J’ai préféré disparaître, espérant que ma piste effacée, Edmée pourrait retrouver sa liberté. Ce n’est sans doute, encore à cette heure, qu’un vœu pieu. Qu’importe. Il vous incombe désormais de la protéger. Mère Agnès, de l’Abbaye de la Coudre, vous recevra. C’est une parente éloignée et les relations de son ordre avec l’Etat en font une parfaite couverture. Avez-vous seulement pensé à y chercher Edmée ? Mère Agnès sait qu’elle ne doit en référer qu’à vous. Je lui ai déjà écrit en ce sens. Edmée se languit de vous. Retrouvez-la, protégez-la.
Votre Serviteur, Alexandre de Villeneuve
Rochebrune, froissant la lettre à force de la serrer dans ses mains, avait bondi. Il sortit de l’atelier pour se diriger à grands pas vers la maison. En montant l’escalier du perron, il appela et sa voix était comme celle du tonnerre. « Firmin, faites seller mon cheval. Hâtez-vous ! »
Quatrième épisode

Galopant à bride abattue, le cheval de Rochebrune écumait. La nuit était avancée, la lune pleine dans un ciel sans nuage éclairait d’une lumière irréelle la route qui serpentait à flanc de colline.
Dans un tournant, il croisa à contre sens une calèche dont la capote était relevée et qui roulait à pleine vitesse malgré le mauvais état du chemin. Il était trop tard pour s’arrêter. Elle fit une embardée et vint rouler sur le talus, mangeant la roche sur le bas-côté. Rochebrune entendit la voiture craquer. A peine se retourna-t-il pour apercevoir le visage d’une femme à travers la petite fenêtre à l’arrière. La calèche poursuivit sa course, lui-même se remit en route, tirant sur les rênes, aiguillonnant de la voix son cheval qui s’était cabré.
Il arriva à l’abbaye peu de temps après. Il distinguait les bâtiments au-delà du portail en chêne mais nulle lumière ne perçait à travers les fenêtres. Il mit pied à terre et heurta avec vigueur le marteau. Le cheval piaffait, soufflait. Rochebrune flattait son encolure de la main. Il se mit à crier. Edmée occupait toutes ses pensées. Il oscillait entre espoir de la revoir et crainte de ne pas la trouver. Qu’était-elle devenue ?
Il frappait de nouveau le portail, s’était agrippé aux grilles se demandant s’il pourrait l’enjamber, mais une voix tremblotante le surprit. « Qui va là ? » « Rochebrune. Je voudrais voir Mère Agnès, je viens chercher Edmée. Je vous en prie, laissez-moi entrer, il y a… » Le portail s’ouvrit. La sœur tourière, une femme courbée, l’œil perçant sous son voile, apparut une bougie à la main. Elle porta la lumière de la flamme vers le visage du visiteur tout en le scrutant. « Suivez-moi ».
Ils traversèrent une cour, la religieuse l’introduisit dans un bâtiment bas attenant au couvent qui s’élevait sur la gauche. Elle fit tinter les clés dans sa main. Rochebrune attacha les rênes de son cheval à l’anneau sur la façade. La sœur ouvrit la porte sur un petit salon qui devait servir de parloir et, tout en allumant les quelques bougies qui étaient dans la pièce, l’invita à s’assoir. « Merci ma sœur, je vais attendre debout ».
Rochebrune n’eut pas longtemps à attendre. Une petite femme vêtue d’une bure blanche et d’un voile noir parut sur le seuil. Elle se dirigea vers lui les mains tendues. « Rochebrune, Edmée vient de partir. » « Partir ? Comment ça ? Était-elle chez vous ? » Avec fierté, Mère Agnès concéda l’avoir cachée toutes ces années. Puis, le tenant toujours par les mains, son regard inquiet cherchant à retenir le sien, elle ajouta : « Votre ami est venu la chercher » « Mon ami ? Quel ami ? » « Monsieur de Saint-Germain ! Edmée était tellement impatiente. Elle vous attend depuis qu’elle a reçu un messager ce midi. Entendant son nom et qu’il venait de votre part, le connaissant elle-même comme étant votre plus proche ami, elle est entrée pendant que nous discutions et m’a convaincu de la laisser partire, bien que les ordres de monsieur de Villeneuve aient été formels. N’est-il pas votre plus proche et plus fidèle ami ? »
« Après toutes ces années à la protéger, serait-il possible qu’elle soit tombée dans un piège ? »
Rochebrune interdit, éperdu, se mit à tourner dans la pièce se passant la main dans les cheveux, le bruit de ses bottes faisaient grand bruit sur les tomettes. Mère Agnès mit sa main devant sa bouche et gémit la voix cassée, « Après toutes ces années à la protéger, serait-il possible qu’elle soit tombée dans un piège ? » Rochebrune se précipita vers Mère Agnès. « Comment sont-ils venus ? » « En voiture, une petite calèche légère… » Déjà Rochebrune ouvrait la porte. « Je les ai croisés tout à l’heure, je devrais pouvoir les rattraper, ils ont peu d’avance ». Comme il sortait, Mère Agnès le suivit. « Hâtez-vous ! » Rochebrune fouetta son cheval qui partit au galop.
De la hâte, de la détermination, Rochebrune n’en manquait pas, pas plus que de la rage. Il rejoignit rapidement l’endroit où il avait croisé la calèche. Il n’eut pas à aller beaucoup plus loin. A quelques temps de là, la voiture était au bord de la route, le cocher, en manche de chemise, s’affairait auprès d’une roue. Rochebrune arrêta son cheval, s’avançant à grand pas, il se mit à crier : « Où sont-ils ? » Le cocher détourna la tête mais n’eut pas le temps de répondre. Rochebrune entendit un petit cri sourd puis la voix de Saint Germain : « Ne bougez-pas Rochebrune ou je la tue ». Il leva les yeux. Un peu plus haut, en surplomb de la route, sur un petit escarpement rocheux, Saint-Germain tenait Edmée par derrière, bâillonnée, un pistolet était posé sur sa tempe. Rochebrune regarda Edmée. Un instant, leurs yeux se croisèrent et ils se reconnurent. Reprenant ses esprits, Rochebrune fit un pas en avant. « N’avancez pas ou je la tue ». La voix de Saint-Germain avait une dureté inconnue. Rochebrune s’immobilisa. « Que faites-vous Saint-Germain ? » Sa voix était assurée, forte. Son ami se mit à rire. « Je règle mes dettes ! » « Je ne comprends pas. » « Vous ne comprenez pas ? Je joue mon ami. Je joue… et je perds. Il me faut bien rembourser mes créanciers ». « Prenez ma maison, mes terres. Laissez Edmée ». La voix de Saint-Germain se fit cassante. « Cessons, je manque de temps. Donnez-moi votre cheval. Je pars, Edmée vient avec moi ».
Soudain, le visage de Saint-Germain pâlit, il se retourna à plusieurs reprises, l’air inquiet de l’homme traqué. Il lâcha Edmée qui s’effondra sur la pierre et se mit à courir dans les cailloux de la colline. Un coup de feu retentit. Saint-Germain s’effondra. Rochebrune qui s’était précipité auprès d’Edmée, se retourna. Villeneuve boitillait en direction du couple, la main gauche soutenait son ventre bandé. A sa main droite pendait une arme. Deux hommes en pelisse l’entouraient, deux autres descendaient la colline. Ils se saisirent de Saint-Germain dont le bras saignait abondement et le firent descendre. « Au Chatelet Saint-Germain, la fête est terminée. Elle a assez durée. » Villeneuve se tourna vers Rochebrune et Edmée. « Un de mes hommes est un agent double. Il a eu connaissance de la lettre que je vous ai adressé ce soir et de son contenu. Je crois que nous sommes arrivés juste à temps. » Il ajouta en riant à l’adresse de Rochebrune, « vos remèdes sont très efficaces et heureusement… vous êtes très mauvais tireur ». Il s’en retourna toujours clopinant alors qu’une voiture de police, tirée par deux chevaux, s’avançait pour embarquer Saint-Germain.
Cinquième épisode

Huit mois plus tard au château de Rochebrune.
Les premiers flocons de neige étaient tombés dans la nuit. Une neige fragile qui ne tiendrait pas si le temps se radoucissait. Dans le grand salon, une couverture en laine sur les jambes, Edmée, assise dans un canapé près d’un bon feu de cheminée, lisait le roman que lui avait adressé une bibliothèque de Paris. Elle caressait distraitement un ventre qui s’était arrondit. Quand Rochebrune entra, elle sursauta. Voyant sa réaction, il referma la porte avec plus de douceur.
- Pardon Edmée, je suis brutal. Je m’en veux de faire si peu attention.
Il vint s’assoir auprès d’elle et passa son bras autour de ses épaules. Elle posa son livre à côté d’elle sur la petite table en marqueterie et laissa aller sa tête contre lui, ferma les yeux.
- Ne vous inquiétez pas. Encore quelques séquelles de cette longue retraite. Il est difficile d’avoir été si durablement aux aguets pour se protéger d’un danger dont on ignore la forme, le visage.
Elle secoua la tête. Il embrassa ses cheveux et respira profondément son odeur. Celle qu’il lui connaissait, celle qui lui avait manquée. Une odeur teintée d’un parfum de muguet qu’elle emportait partout avec elle, et c’était comme si les couloirs du château avaient fleuri.
- Comment allez-vous ce matin ? Vos nausées ?
- Pas de nausées. Je vais très bien. Je suis émerveillée de voir à quel point vos connaissances médicinales se sont affinées !
- C’est en grande partie grâce à vous… N’en parlons plus.
Ils restèrent un moment en silence à regarder le feu crépiter. Edmée se tourna vers lui :
- Je suis heureuse que vous ayez accepté de recevoir mon frère.
A la simple évocation de ce frère, Rochebrune se raidit et dégagea son bras des épaules d’Edmée. Elle le regarda, implorante.
- Vous savez qu’il a fait au mieux. Vous n’allez pas rester fâché ?
- Il nous a volé dix ans !
- Sans son intervention, je serai morte et vous m’auriez tout à fait perdue.
Rochebrune se taisait. Edmée se tourna vers le manteau de la cheminée. Les aiguilles de la pendule aux deux amours indiquaient 10h50.
- Il ne devrait pas tarder. Je vous en prie, faites la paix. J’aimerais tant qu’il puisse fêter Noël avec nous.
Rochebrune regarda Edmée et raccrocha à son oreille une longue boucle rebelle de cheveux bruns. Ses yeux, où il ne savait plus lire que son bonheur, étaient ardents et confiants. Il aurait donné tout l’or du monde pour préserver ce bonheur chèrement acquis. Il se leva et alla s’accouder à la cheminée avec un petit sourire où elle pouvait déjà lire sa victoire.
- Très bien Edmée. Je pardonne.
Elle se leva à son tour, un peu maladroite de ce ventre gros qui déjà prenait de la place et passant ses deux bras autour de la taille de Rochebrune, vint contre lui.
- Merci mon ami.
Ils n’eurent que le temps d’un baiser, on frappa à la porte. Ils se dégagèrent lentement.
- Entrez !
- Monsieur de Villeneuve vient d’arriver, il est dans le vestibule. Où dois-je lui dire d’attendre ?
Rochebrune ne quittait pas Edmée des yeux.
- Installez-le dans mon bureau. J’arrive.

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