La nouvelle la laissa sans voix. Elle avait dû déployer des trésors d’ingéniosité pour libérer cette foutue semaine. Et c’était sans compter les heures et les heures passées à s’entrainer, l’équipement minutieusement préparé, vérifié, et… acquis à grand frais. Tout ça pour que Mathieu lui annonce, et par téléphone de surcroit, que sa boite l’envoyait pour la semaine à Singapour, justement là, maintenant, alors que leurs billets étaient pris depuis longtemps, leurs sacs bouclés, qu’ils avaient rendez-vous à la gare dans une heure et que l’expédition exceptionnelle qu’ils allaient rejoindre attaquait dès le lendemain un passage de la face nord du Mont Blanc.
Tout d’abord elle pensa, quel gâchis ! Ensuite, quel salaud ! Enfin, elle ne sut plus dire laquelle des deux exclamations prévalait sur l’autre tant l’exaspération la submergeait. Elle se demanda s’il avait fait exprès. Si cette dernière pirouette n’était pas le signe d’un amour tellement mort, qu’il ne bougeait même plus. Ne sachant comment lui dire, Mathieu allait simplement tirer sa révérence en s’envolant pour Singapour. C’était grotesque mais, hélas, plausible. Elle n’avait juste rien vu venir. Elle se dirigea vers l’évier et commença bruyamment la vaisselle. Ainsi, on l’avait menée par le bout du nez. Et bien, on allait voir ce qu’on allait voir. Dans son énervement, elle malmenait brutalement les assiettes et l’une d’elle se cassa. En elle, la digue céda et son chagrin tomba dans l’eau sale où ses mains cherchaient à tâtons les bouts de porcelaine. Mathieu avait été un rêve, elle n’avait jamais été pour lui qu’une partenaire sportive assidue, même pas douée.
Sabine laissa en plan la vaisselle et mis la bouilloire en route. Ce simple geste l’apaisa immédiatement, et tout à fait. Ses pensées se mirent à vagabonder. Finalement, Mathieu lui rendait un fier service. La montagne, ça n’était pas son truc à elle, c’était le sien. Elle l’avait suivi béatement, franchement inquiète, espérant… Mais pour être honnête, elle avait un vertige tenace qu’elle lui avait soigneusement caché, une angoisse secrète des pièges des sommets et une impression constante, probablement phobique, de manquer d’air. Elle repensait aux risques de chutes, d’avalanches, aux orages violents, imprévisibles et mortels, à l’habitude têtue qu’avait la montagne de geler dans ses flancs abruptes ceux qui s’aventuraient à sa conquête. Elle avait détesté Premier de cordée. Qu’elle lui reste donc inaccessible cette montagne fière. Sabine versa l’eau sur le thé et prit la tasse à deux mains. Elle alla s’installer confortablement dans le canapé et essaya de faire le point.
« Elle avait surtout une formidable flemme et une impérieuse envie de perdre son temps. »
Elle venait de perdre une semaine. Ou plutôt, en y regardant de plus près, elle avait une semaine devant elle, une semaine pour elle. Au boulot, personne ne l’attendait, elle était en vacances. Mathieu s’était évaporé jusqu’au moins dimanche prochain. Elle avait sept jours rien qu’à elle. Cette fantaisie du sort la sidéra, l’empêchant d’abord d’y voir clair tant les idées se bousculaient dans sa tête. Dans sa vie minutée, cet espace soudain de liberté la décontenançait. Rapidement pourtant, elle commença à lister mentalement tout ce qu’elle laissait inachevé. Elle se souvint qu’elle devait lancer des travaux d’isolation, téléphoner à son opérateur favori pour l’informer qu’elle résiliait son abonnement, relancer le syndic de copropriété au sujet de la porte d’entrée qui fermait mal et ce, depuis des mois. Mais tout ça n’était pas très glamour. Elle avait une semaine ; c’était beaucoup et c’était peu. Alors, elle effeuilla lentement ses rêves, à petites gorgées, au rythme de la tasse de thé qu’elle portait à ses lèvres.
Elle voulait visiter Venise, la place saint Marc, glisser sur les canaux. Elle voulait faire du théâtre, s’essayer à la fureur des planches et des applaudissements. Elle voulait lancer une boite de confection, inventer de nouvelles façons de s’habiller. Elle voulait… Elle avait surtout une formidable flemme et une impérieuse envie de perdre son temps. A vrai dire, elle désirait engloutir la pile de livres qui prenaient la poussière sur la table basse et s’enfouir dans des histoires, quelles qu’elles soient. Elle avait envie de se mettre en sourdine, de se cocooner chez elle en écoutant de la musique classique, et de butiner pour rien, en laissant le temps s’écouler comme si elle en avait trop. Elle s’étira, retourna vers la bouilloire, qui elle, ne l’avait jamais laissée tomber, se resservit et puis revint s’installer dans le canapé. Elle étendit le bras, saisit le premier livre à portée de sa main, l’ouvrit et commença son voyage.
Quand on sonna à la porte le dimanche suivant, une larme perlait au coin de ses yeux. Jane Eyre la bouleversait et elle n’avait aucune raison de le cacher. Cette incursion brutale dans son univers la surprit tellement qu’elle pensa avoir rêvé et resta un instant en suspend. Elle allait reprendre sa lecture quand de nouveau, et cette fois elle ne pouvait en douter, elle entendit résonner la sonnette de l’entrée. Absente, elle se leva et se dirigea vers la porte le livre à la main, l’index embusqué en marque page. Elle n’attendait personne et vraiment, ça n’était pas du tout le moment de la déranger : elle avait encore 200 pages à lire, il était donc urgent de la laisser tranquille !
Elle avait vécu sa semaine sur coussin d’air, avait profité de chaque minute comme si on lui avait ouvert un crédit illimité de quiétude. Aussi, quand elle découvrit Mathieu dans l’encadrement de la porte, béate de surprise, il lui fallut atterrir. Mais c’était bien lui, l’allure conquérante, il affichait ce sourire enjôleur auquel elle savait si peu résister.
– « Mathieu ? »
– « Sabine ! », dit-il en entrant et en la serrant dans ses bras.
« Comment vas-tu ? »
Elle se dégagea et se renfrogna :
– « Mal évidemment ».
Il avait une mine superbe. Il caressa son visage avec tendresse :
– « Tu m’en veux toujours ? »
Elle repoussa sa main en se dégageant :
– « Je pense que nous n’avons plus rien à nous dire. Mais tu n’as pas eu l’air de t’ennuyer à Singapour. Comme si… »
Elle écarquilla les yeux et, comprenant soudain, mit sa main sur sa bouche en essayant de se détourner :
– « Tu as fait le Mont blanc ? »
– « Bien sûr ! »
– « Sans moi ? »
– « Mais oui sans toi ! Tu détestes la montagne Sabine chérie et tu avais tellement besoin de faire quelque chose qui te fasse vraiment plaisir ».
Il eut un sourire satisfait en découvrant le désordre de l’appartement d’habitude si soigneusement rangé. Se tournant vers elle, il lui demanda :
– « Veux-tu m’épouser ? »

Photo tête d’article : ©fC
Une nouvelle ou le début d’un roman.. Sympa!
On veut la SUITE..
J’aimeAimé par 1 personne
Merci Simone ! Pourquoi pas après tout… Mais pas tout de suite… Chut, j’en ai un sur le feu…
J’aimeJ’aime
J’ai ri du début à la fin. J’ai trouvé que Sabine se faisait quand même complètement avoir. Que vaut une demande en mariage lancée par un mufle pareil.? Mais le texte est magnifiquement écrit, dynamique, captivant, dense. Bon, d’accord, Tarzan est séduisant, mais quand même.
Encore Marie-Anne !
Jean-Louis
J’aimeAimé par 1 personne
Wouah ! Merci !
J’aimeJ’aime
J’aime l’écriture de Marie-Anne. On ne s’ennuie jamais. On est pris par le texte. Chute surprenante. L’histoire ne dit pas si elle l’épouse. On le saura peut-être dans une autre nouvelle…
J’aimeAimé par 1 personne
Merci Martine ! Peut-être…
J’aimeJ’aime
Je viens d’écouter 😉. Sacrée toi ! Ah les histoires de cœurs… Je trouve ça très bien écrit et les descriptions très bonnes. Les psychologies féminines et masculines sûrement bien senties aussi. L’intuition de Matthieu en dernière minute assez improbable !! Espérons qu’il lui ait dit la vérité mais avec la dde en mariage finale, le contraire serait vraiment étonnant !!! Tu vois je suis rentrée qq minutes dans la fiction !! Florence
J’aimeJ’aime
Merci Florence !! Ravie que tu aies osé ce moment de fiction !
J’aimeJ’aime
J’ai été prise par l’histoire du début à la fin.
Bravo Marie-Anne ! !
J’aimeAimé par 1 personne