C’est une chanson douce que celle du dernier gardien d’Ellis Island. Une chanson triste aussi.
Ellis Island, à quelques encablures de Manhattan, véritable « tour de Babel » où venaient accoster les migrants, « leurs rêves posés là au milieu de leurs bagages ». Ici, tous les mondes se « croisent et America est le seul mot qu’ils possèdent en commun ».
Pourtant, en cet hiver 1954, la forteresse ferme ses portes. Alors qu’il est désormais seul et qu’il s’apprête, dans quelques jours, neuf exactement, à quitter définitivement l’île, le dernier gardien raconte, dans les pages ramassées d’un bref journal, l’ultime confession de ce qu’a été sa vie.

C’est l’histoire d’un homme sans histoire dont le destin s’identifie à celui de cette citadelle au point de se fondre dans ses murs, « aussi incroyable que cela paraisse, j’ai toujours refusé de quitter l’île », explique-t-il. L’histoire du prince gris d’un monde où chaque arrivant s’apprête, partagé entre l’espérance et la crainte de se voir refouler. Ce personnage pâle cache les blessures intactes d’un bonheur enfuit, des séparations cruelles, une culpabilité tapie, enfouie sous le visage sévère d’un directeur lointain, vulnérable.
« Plus que jamais j’eus cette impression de me trouver en pleine mer, sur un bateau jusqu’alors mené avec rigueur et clairvoyance, devant lequel se dressait un dangereux iceberg, dont l’extrême proximité rendait toutes les manœuvres inopérantes. Cette nuit-là, comme la précédente, le sommeil est venu tardivement ».
John Mitchell tranche fort avec la foule des hommes, des femmes, des enfants, éprouvés par une traversée pénible, venus tentés leur chance. C’est plus souvent la troisième classe, entassée dans les cales, que Gaëlle Josse nous invite à suivre. A travers les souvenirs du dernier gardien, elle décrit le quotidien des arrivées, le regards des surveillants, les procédures, les séparations, et la sélection : les malades, les infirmes, les vieillards implacablement refoulés avec les repris de justice, les réfugiés politiques… « Servir son pays prend parfois d’étranges aspects ». Et l’humanité qui suinte partout, se bat, résiste, supplie…

« Il avait fallu aussi faire face aux cris des femmes et à la sourde hostilité des hommes qu’on avait dû raser et qui se sentaient humiliés, le crâne nu, la peau bleutée et les os saillants. C’était mon quotidien, mais j’aurais voulu être ailleurs. Pourtant, une fois chacun posté à sa tâche, comme les membres d’un équipage se préparent à recevoir l’abordage d’un navire ennemi, tout finit par retrouver un certain calme ».
L’originalité de ce roman, outre la très belle écriture au service d’une narration prenante, tient bien à l’originalité du cadre, qui nous fait revivre cette époque révolue. Et Gaëlle Josse nous offre une fin inattendue à l’exacte image de ce capitaine courage, le dernier tour de clé avant que tout ne sombre dans l’oubli.
Fiche technique du livre
Auteur : Gaëlle Josse
Editeur : Noir sur Blanc, 2014
Nb de pages : 176 pages
Genre : Roman
Photo tête d’article : Parzopalic de Pixabay