« Elle ne sait pas comment elle s’appelle. Elle ne sait pas en quelle langue sont ses rêves ».

Quand j’ai commencé à penser à ce blog, les livres se sont présentés à moi les uns après les autres, ravivant l’émotion qui m’avait traversée quand je les ai lus. C’est particulièrement le cas de Bakhita. Ce livre m’a réveillée un matin alors que le jour commençait à poindre. Sans doute parce que c’est un livre persistant, l’histoire d’une petite fille qui, brutalement plongée en enfer, oublie jusqu’à son nom. Et personne ne saura jamais vraiment quel est son pays d’origine.
Bakhita est une enfant, elle a sept ans quand deux rôdeurs la soustraient à la surveillance du village pour la conduire sur les routes de l’esclavage. Un itinéraire violent chargé de la broyer. Et il faut être prêt à suivre avec elle le chemin de l’exil : la description du voyage, les années au service de maîtres, et souvent de maîtresses, aveuglés par la cruauté, est parfois intolérable. Aucun mauvais traitement ne lui sera épargné ; elle frôlera plusieurs fois la mort. Mais son âme palpite en elle.
« Et un matin, on les expose sur le grand marché. C’est un jour attendu et redouté. La mise en vente. Ils sont entassés dans un hangar, sur un terrain vague, et ils attendent, enchaînés et silencieux, résignés en apparence, terrifiés au fond d’eux-mêmes. Binah est aux côtés de Bakhita, elles ne sont pas les seules petites filles, mais elles se tiennent tout près l’une de l’autre, et personne n’y voit rien à redire, elles sont ensemble, comme un lot. Le fracas des bêtes et des hommes qui gueulent dans l’air rance, les tambours, les appels à la prière, pour Bakhita, tout s’est tu. Les odeurs de peaux tannées et de café, de menthe et de fer brûlé ont disparu. Elle est debout, à moitié nue et à vendre, et elle n’entend ni ne sent rien de cette réalité-là. Au petit matin son esprit s’est envolé haut, comme un oiseau libre, étranger à El Obeid. Elle l’a pris au creux de ses mains et puis elle l’a lâché au–dessus du marché, et elle le voit danser dans le ciel, comme un voile qui bat. Elle le suit avec curiosité, elle a cette capacité à s’imaginer ailleurs, s’échapper d’un corps qui appartient à tous, pour vivre sa vie secrète. Elle est dans le hangar, et elle est avec cet oiseau. Parfois bien sûr, elle entend les hommes. Djamila. On la désigne, on la désentrave, elle s’avance et elle fait ce qu’on lui demande de faire. Comme d’habitude. De face. De dos. Vite. Lentement. Les yeux baissés. La tête renversée. Calme et sans expression. Patiente et obéissante. Parfois les mains sont épaisses et mouillées. Parfois c’est juste un doigt, qui tapote et examine un point après l’autre, comme un bec. Bakhita pense au ciel clair, elle y ajoute des nuages blancs, pour son oiseau, elle dessine, elle lance des traits ».
Bakhita est aussi l’histoire d’une rédemption. Cette esclave qui porte profondément inscrits dans sa chair les stigmates des traitements inhumains qui lui ont été infligés, finira par trouver la liberté dans un couvent d’Italie, loin de l’Afrique où elle voudrait ne jamais retourner. Dans ce bout de l’Europe d’avant guerre, son aspect inquiète, la couleur de sa peau… mais, de sa voix basse à nulle autre pareille, de sa charité bienveillante, elle sait conquérir les cœurs. Elle traversera avec inquiétude les années de l’Italie fasciste. Mais… Je me tais maintenant.
Si Bakhita reste un roman, si l’auteur a probablement coloré ses sentiments, le récit s’appuie sur des documents existants. Et malgré la monstruosité, jamais de complaisance dans l’horreur sous la plume de Véronique Olmi qui raconte, dans une très belle langue, les vicissitudes et les déboires d’une vie suspendue à l’arbitraire. Elle sait charger son récit d’anecdotes qui peignent l’ambiance intérieure de Bakhita, un accent de vérité et de liberté, une fidélité à ce nom oublié que lui a donné son père et qui la conduira jusqu’à la sainteté.
Véronique Olmi a reçu le prix du
roman Fnac 2017 pour Bakhita.
Fiche technique du livre
Auteur : Véronique Olmi
Editeur : Albin Michel, 2017
Nombre de pages : 460 pages